Le bien commun peut-il réconcilier l’intérêt général et celui de chaque personne ?

par 23-11-2018Politique

En démocratie plus que dans tout autre régime, le politique devrait être le lieu où les relations entre l’individuel et le collectif sont régulées. Or force est de constater que les démocraties ne parviennent pas à résoudre de façon entièrement satisfaisante la question du rapport de l’individuel avec le collectif. Elles donnent, par construction, la priorité à l’intérêt collectif tel qu’il est supposé être exprimé par la majorité, et ceci bien souvent aux dépens de l’intérêt particulier. Pourtant, le bien commun réunit les biens des personnes et ceux de la communauté.

bien commun et politique

Le premier écueil des démocraties est l’individualisme

Ce défaut de régulation satisfaisante est lié au fait que les démocraties doivent constamment naviguer entre deux écueils qui font peser sur elles une menace considérable, au point d’en dénaturer le fonctionnement. Le premier de ces écueils est l’individualisme. Lorsque la priorité est systématiquement accordée à l’individuel, voire à l’exceptionnel, lorsque l’émotion l’emporte sur la raison, lorsque l’image et l’imaginaire servent de fondement à la pensée, lorsque la culture tend à s’appauvrir, on assiste – comme c’est souvent le cas aujourd’hui aussi bien dans les médias que dans le droit ou dans la pensée politique – à la promotion des droits individuels et la disparition corrélative des règles communes. L’individu ayant le pas sur le collectif, la question du Bien devient une question strictement privée. Le bien de la personne vient à se confondre avec son confort et la recherche de son bien avec celle de son bien-être.

La vie économique est centrée sur la consommation

Ceci est particulièrement vrai dans la vie économique qui se focalise sur la consommation au point que l’être peut se perdre dans l’avoir. « On va multiplier les biens car on ne sait plus user des biens » (Compte-rendu du Cercle Ecophilos Paris- Fabrice Hadjadj, 8 October 2009) dit le philosophe Fabrice Hadjadj. Cet étourdissement dans la consommation correspond bien au « divertissement » devant l’angoisse du vide et de la mort, qu’évoquait déjà Pascal (« Le divertissement nous amuse et nous fait arriver insensiblement à la mort » Pascal, « Pensées » N°128). Chacun ne pense plus qu’à soi et à son propre intérêt. Le Bien Commun disparaît derrière la quête de biens matériels et le politique ne joue plus son rôle de régulateur et de vecteur de valeurs collectives, sauf à s’imposer, ponctuellement et brutalement, au nom d’un intérêt supérieur qui serait supposé être représenté par l’Etat. Nous sommes alors très loin du Bien Commun.

Les idéologies sont l’autre écueil rencontré par les démocraties

Un écueil de taille puisque leur succès – au moins initialement – est le résultat de processus souvent parfaitement démocratiques. Leurs promoteurs sont souvent portés au pouvoir par des votes majoritaires, votes émis par des populations entières séduites par une vision imaginaire du monde et de la société. Avant de faire – comme cela a été le cas à plusieurs reprises au cours du XX° siècle – des millions de morts, elles prétendent avoir fait le tour de la question humaine et entendent appliquer à l’individu la recette qui le conduira au bonheur. Mais le bonheur dont il s’agit est présenté comme de réalisation certaine alors que son contenu est idéalisé sinon totalement irréaliste.

De façon intéressante, la démocratie elle-même peut, par certains aspects, relever d’une approche idéologique, particulièrement lorsqu’elle est présentée comme une panacée universelle. Ainsi il est parfois exigé que des sociétés organisées depuis toujours autour de références tribales, communautaires, religieuses ou ethniques, appliquent sans tarder les principes et les méthodes des démocraties modernes, et ceci au nom d’un impératif de modernité. Ceci a immédiatement pour effet de fragiliser ces sociétés de façon irréversible, ce que personne ne peut souhaiter, et constitue un véritable déni de réalité.

La simplification d’une langue simplifie la pensée

Au contraire de ce qu’Aristote considérait comme une exigence première de la politique, à savoir la cohérence avec la réalité, les porteurs du discours idéologique véhiculent une pensée politique sans fondement pratique. Leurs prises de position incantatoires sont trop souvent soutenues par une pensée appauvrie et culturellement vide. George Orwell dans 1984 parlait déjà de cette « novlangue » dont le but était précisément pour lui de restreindre l’étendue de la pensée et de la déconnecter de la réalité. En ce sens, la simplification de la langue qui caractérise le discours courant n’est en rien le signe d’une clarté de la pensée mais plutôt celui d’une raréfaction de la pensée. Ne permettant pas le développement d’une communication complexe et complète et ne prenant pas en compte toutes les facettes de la personne, cette langue appauvrie est la forme d’expression privilégiée des idéologies et de la violence. Elle conduit à décrédibiliser le politique et ne favorise en rien l’émergence du Bien Commun.

La prise en compte de la réalité et de la complexité de celle-ci est non seulement la condition pour que le discours politique retrouve toute sa crédibilité. Elle est aussi la condition pour qu’il retrouve son efficacité car comment serait-il possible de diriger une communauté vers le Bien Commun si la réalité n’est tout simplement pas prise en compte ou si la vision qu’on en a est trop déformée par un prisme idéologique ?

La poursuite du Bien Commun implique au contraire une prise en compte de la complexité de la réalité.

Elle se doit d’éviter toute simplification abusive. Elle exige de retrouver le sens de la parole commune dans la vérité, c’est-à-dire en pleine cohérence avec la réalité et en dehors de toute visée idéologique. Est-ce que la solution ne passerait pas par le développement de collectivités intermédiaires (lien) qui permettraient à des intérêts de se regrouper et de constituer un contrepoids à la toute-puissance de l’Etat démocratique ?

Fabrice Hadjadj (Ibid) remarque ainsi que les relations entre l’Etat et les communautés intermédiaires sont au cœur de la question politique en citant l’exemple de la loi révolutionnaire Le Chapelier. A l’époque, cette loi interdisait toute forme d’association et mettait ainsi fin à tous les corps intermédiaires. Elle manifestait la grande méfiance des révolutionnaires à l’égard des communautés intermédiaires et, au nom de la démocratie, contraignait l’individu à avoir un lien direct avec l’Etat. De ce fait, elle le faisait disparaître en tant que personne au profit exclusif du collectif et, interdisant la libre formation de communautés intermédiaires, coupait l’individu de son accès à l’universel et ouvrait la voie au totalitarisme moderne.

L’opposition entre intérêts personnels et interet collectif nuit à l’émergence de la notion de bien commun

Rabattant l’individu sur ses intérêts personnels sous prétexte d’en faire la promotion (“Liberté, Egalité”), la Révolution mettait en réalité la liberté individuelle à la merci de « la volonté du peuple », autre façon de nommer l’intérêt collectif, et empêchait pour longtemps toute réflexion sur l’émergence d’un éventuel Bien Commun. Depuis bien longtemps, la plupart des démocraties l’ont bien compris et admettent la liberté d’association au nombre des libertés fondamentales. Elles partagent l’intuition selon laquelle la réalisation la plus complète du Bien Commun dans l’univers politique devrait probablement pouvoir être trouvée à l’échelle plus modeste de communautés intermédiaires.

Si chacun est invité à définir ce qu’il considère comme son Bien, son propre bonheur, et à être responsable pour sa part du Bien Commun, de la même façon chaque groupe, chaque communauté intermédiaire se doit de poursuivre son propre Bien Commun. Toutefois, ce Bien Commun à l’échelle du groupe n’est pas une fin en soi parce que toute communauté prétendant rechercher le Bien commun ne peut le faire qu’après avoir satisfait à deux exigences premières : d’abord, connaître son propre Bien, être certaine de sa propre identité, de ses valeurs, de ses fins et, ensuite, inscrire sa recherche du Bien Commun dans la perspective d’un Bien Commun universel.

Faute de se préoccuper de participer à la recherche de ce Bien Commun universel, le groupe, en tant que tel, se referme sur lui-même et sur ses fins. Il finit par voir un danger dans tout ce qui lui est extérieur. Il emprunte alors une démarche communautariste qui le coupe du reste du monde, ne lui permet pas de développer des relations harmonieuses avec ses homologues et de créer à l’intérieur comme avec l’extérieur un climat de paix et de sérénité.

Avec le bien commun : intérêt général et bien de chaque personne ne s’opposent pas

Comme cela a déjà été précisé, le Bien Commun se distingue de l’intérêt général en ce qu’il ne s’oppose pas au bien individuel de la personne. Toute atteinte au bien d’une personne va à l’encontre du Bien Commun et ceci complique singulièrement la tâche des responsables politiques et de l’Etat. Il leur est en effet demandé de veiller à ce que personne ne puisse se sentir lésé par une décision prise par l’Etat au nom du Bien Commun.

Cependant le politique ne se réduit pas à l’Etat et au rôle que celui-ci peut jouer. Il agit à travers tous les individus et toutes les communautés intermédiaires, dans un respect réciproque qui ne peut se manifester que dans une référence commune à un principe qui transcende à la fois l’individuel et le collectif, à savoir le Bien Commun. La réalisation du Bien Commun « ce n’est pas l’affaire des seuls politiques »(Compte-rendu du Cercle Ecophilos de Paris – Nicolas Michel, 19 novembre 2009), nous Nicolas Michel, ancien Secrétaire général adjoint de l’ONU, consulteur auprès de Justice et Paix et ancien Vice Président de la Fondation Zermatt Summit.

Le bien commun : élément clé de la Doctrine sociale de l’Eglise

Se référant directement à la Doctrine Sociale de l’Eglise, Nicolas Michel explique que le Bien Commun est simplement «l’ensemble des conditions de la vie sociale qui permettent aux êtres humains, aux familles et aux associations de s’accomplir plus complètement et plus facilement »(Gaudium et Spes 74, 1966). Dit autrement, le Bien Commun est « un ensemble de conditions sociales qui permettent, tant aux groupes qu’à chacun de leurs membres, d’atteindre leurperfection d’une façon plus totale et plus aisée »(Compendium de la DSE 164) .

Le Bien Commun ainsi défini repose sur trois composantes principales :

  • le respect de la personne en tant que telle.
  • la préoccupation pour le bien-être social et le développement de la communauté
  • la paix, avec un double volet, celui de la sécurité et celui de la durée.

Et Nicolas Michel de prévenir : « Le Bien Commun est bien difficile à atteindre car il s’agit de chercher à réaliser le bien des autres comme s’il s’agissait du sien propre »(Ibid).

La Doctrine Sociale de l’Eglise constitue ici une référence incontournable dans la mesure où le concept de Bien Commun fait partie du corpus de principes qui fondent cette pensée depuis son origine. De nombreuses encycliques et documents pastoraux (Laborem exercens (1981), Sollicitudo rei socialis (1987), Centesimus annus (1991), Caritas in Veritate (2009)) ont formé et régulièrement mis à jour la position du Vatican sur la question sociale. Le travail effectué dans ce cadre depuis plus d’un siècle, depuis Rerum novarum en 1892, est considérable et n’omet jamais de promouvoir l’ardente nécessité de poursuivre le Bien Commun. Les documents produits par ce travail sont impressionnants de cohérence et de pertinence, particulièrement dans la perspective des épreuves traversées par le monde d’aujourd’hui.

Le bien commun implique de la gratuité et du don dans l’économie

En particulier, dans l’Encyclique Caritas in Veritate, l’évocation de la place centrale – mais très discrète – de la gratuité et du don dans l’économie est un rappel à une vérité éclatante trop souvent oubliée par les acteurs des marchés.

Indifférence à la personneBien de la personne
Indifférence à la sociétéCynismeIndividualisme
Bien de la sociétéIntérêt général TotalitarismeBIEN COMMUN

Source : Parcours Zachée 1 La Boussole Ed p.84

Sachant qu’aucune collectivité ne peut éluder la question du Bien Commun, sa poursuite implique chacun des membres de la collectivité et induit une responsabilité de tous à son égard. « Le Bien Commun engage tous les membres de la société: aucun n’est exempté de collaborer, selon ses propres capacités, à la réalisation et au développement de ce bien » (Compendium de la DSE 167). Ceci débouche sur la nécessité pour chacun de s’engager dans l’action politique en réfléchissant à ses propres finalités et à sa propre idée du Bien Commun, en participant à l’élaboration du Bien Commun à l’échelle de sa communauté et en s’assurant que ce Bien Commun de la communauté reste effectivement ouvert sur le Bien Commun universel.

Autrement dit, au-delà des droits de chacun sur la collectivité et des devoirs de chacun envers la collectivité, il y a aussi la responsabilité de chacun au regard du Bien Commun, responsabilité dont la portée dépasse la seule communauté considérée, dans l’espace et dans le temps, et qui, par là même, touche à l’universel. Par le prochain et parce que celui-ci partage avec nous, directement ou indirectement, le Bien Commun universel, chacun a en effet la possibilité d’accéder à l’universel.

Antonin Pujos

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